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Billet d’humeur #24 | L’Alchimiste et les hérissons

Illustration de qmkn, @qomikin sur Instagram.

« Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on
Est plus de quatre on est une bande de cons ». 

[- Georges Brassens]

La magie se cache parfois dans les situations les plus banales.
Par exemple, lorsque plusieurs personnes parviennent à travailler ensemble, dans une apparente osmose, on admire: « Quelle alchimie dans ce groupe ! ». Cela m’a toujours surpris.  Comme s’il s’agissait d’une réaction mystérieuse et magique, obtenue par un vieillard au long manteau poussiéreux remuant des cornues et marmonnant des formules cabalistiques au fond d’une cave secrète. Comme si une communauté de gens qui s’entendent bien était un miracle hors de portée du profane.

D’après une enquête de l’association Anxiety UK, la phobie la plus partagée en Europe est l’anxiété sociale. Et dans le top 5, deux sont des peurs directement liées à la foule : la peur des lieux publics et la peur de rougir en public.

Une telle fréquence de la peur des ‘autres’ pourrait s’expliquer par l’impression que ‘les autres’ attendent à chaque instant que nous ayons le bon comportement.
Quiconque sait d’expérience que certaines choses se font, d’autres pas, suivant la culture, les habitudes, les conventions de chacun·e. Dans ce cas, la probabilité d’être mal vu·e, décrié·e, blessant·e ou blessé·e est assez élevée.

Pendant longtemps, dans nos sociétés, les normes de vie étaient fixées : mariage, vie de famille, préférences, travail, tout était ritualisé, coutumisé, conventionnel, et toute personne ne s’y tenant pas était marginalisée.
Les individus étaient moins libres mais chacun savait ce que l’ensemble de ses contemporains attendait de soi.
Aujourd’hui, les règles de vie s’assouplissent ; mais pour beaucoup de personnes en Occident, vivre en société, partager un moment avec un groupe, devient éreintant.
Par chance, la technologie permet de limiter les interactions, et il est tout à fait possible de vivre, travailler, se détendre sans voir personne pendant des semaines.

Certains sociologues distinguent trois principaux environnements de vie : le domicile, le lieu du travail et le « Tiers-Lieu », un lieu ouvert, neutre et accessible, qui est le lieu de détente et de rencontres, le lieu ressourçant qui donne une sensation d’appartenance. Un troquet, un club, un square, une bibliothèque, un terrain de boules… Un lieu de « configuration sociale » où se mettent en place les représentations collectives, les attentes, les valeurs communes.

Parce que l’être humain semble être un animal profondément social : the Harvard Study of Adult Development, une série d’études menées sur plus de 75 ans, a révélé que les êtres humains qui sont heureux sont ceux qui entretiennent des relations sociales de qualité tout au long de leur vie.
A l’inverse, la solitude et l’insécurité sociale ont un effet délétère sur la vie et la santé.

On a visiblement besoin de se reconnaître dans une société de ses semblables.
Cette société peut s’imaginer virtuelle : Pendant longtemps, les tiers lieux étaient matériels, et géographiquement proche de la demeure (le premier-lieu) ou du lieu de travail (le second-lieu).
L’augmentation des zones de mobilité puis l’arrivée des espaces virtuels ont créé un certain déclin des tiers lieux traditionnels, et la mise en place d’alternatives.
Des sociétés virtuelles peuvent se créer : on peut se reconnaître parmi les fans d’un auteur, ou dans une communauté en ligne. 

Mais même alors, dans la création de ces communautés, des règles plus ou moins tacites se forment, des comportements sont attendus, et la peur d’un jugement existe. 

Nos pensées, notre comportement est-il en phase avec les membres de notre communauté ? En fait-on vraiment partie ? Doit-on approuver tout ce qui se dit ou fait dans cette communauté ?

Certaines études ont tendance à montrer que l’on ne naît pas solitaire, on le devient. Et parmi les facteurs qui poussent certains à fuir leurs semblables, il y a les expériences émotionnelles négatives rencontrées au contact des autres.
Un vieux conte sibérien décrit très bien cette situation : nous sommes comme des hérissons en hiver, essayant de se rapprocher les uns des autres pour avoir moins froid, mais se blessant par inadvertance avec leurs piquants.
Vivre ensemble semble parfois impossible, mais on ne peut pas faire autrement.
Comment y parvenir ? Quelle est la bonne distance entre nous et nos voisins pour que la vie en commun soit possible ?
Personnellement je ne sais pas trop. Il s’agit peut-être de trouver les bons leviers, apprendre à communiquer, gérer ses émotions, trouver des outils, rester ouvert… Une bataille de tous les jours, fatigante et passionnante.
Une formule d’alchimiste : Essayer de transformer, par des méthodes de communication, les conventions en inventions et l’attendu en entendu.

Benjamin pour l’équipe Donc y Chocs

Les Sources : 
– Antoine Burret, « Etude de la configuration en Tiers-Lieu – La repolitisation par le service », Thèse de Sociologie, (dir.) Gilles Herreros, Université Lumière Lyon 2, 2017
– Robert J. Waldinger et Marc S. Schulz, « The Long Reach of Nurturing Family Environments: Links With Midlife Emotion-Regulatory Styles and Late-Life Security in Intimate Relationships », Sage Journals, 2016
– Liz Mineo, « Good genes are nice, but joy is better », The Harvard Gazette, 2017

Illustration de qmkn, @qomikin sur Instagram.